Nous savons maintenant que l’épuisement des ressources de la planète et le gaspillage énergétique mettent en péril nos modes de vies, notre santé et notre économie.
Le numérique que nous produisons, vendons ou utilisons n’a de virtuel que les interfaces avec lesquelles nous interagissons. Ses impacts sur notre monde sont bien réels et menacent l’équilibre de nos sociétés. En occupant le temps de nos vies professionnelles et privées, le numérique demande de plus en plus d’équipements, d’énergie, de disponibilité. Dans ce contexte, le terme de frugalité renvoie à la sobriété des services numériques. Comme un « repas frugal » est synonyme d’un repas simple, léger, il s’agit ici de proposer la simplicité et la résilience comme des valeurs fortes de développement, en opposition à la course aux fonctionnalités et à la consommation.
Le modèle économique actuel, porté par un marketing toujours plus précis et efficace, est basé sur la vente continue de produits. Cela implique un renouvellement rapide des terminaux, sans valorisation des déchets, souvent renvoyés en Afrique ou en Asie où ils continuent de polluer les sols. Difficile alors de s’opposer à cette course à l’équipement et à la puissance. Pourtant, la sobriété numérique fait son chemin dans les stratégies de développement et dans les choix des consommateurs. À contre-courant de l’hyperconsommation, elle se développe ces dernières années et promeut un numérique plus éthique, simple et efficace.
Si la frugalité est souvent bien acceptée, c’est aussi parce qu’elle améliore la compétitivité des produits ; nous le verrons, un service sobre est souvent un service plus rapide, plus accessible, et moins cher à développer.
Pourquoi cette frugalité ne s’est-elle pas développée avec les outils informatiques ?
Premièrement, il s’agit d’un secteur relativement jeune, tout comme les sciences environnementales. L’empreinte du numérique sur l’environnement reste une problématique relativement récente, dont on ne semblait pas réellement se soucier avant les années 2000. Ensuite, on peut regretter le manque de territorialisation. Tout ce que nous utilisons dans nos vies digitales est virtuel, rien n’est tangible. Ni l’emplacement des ressources que nous utilisons, ni la quantité de données que nous échangeons. Intégrer le virtuel dans notre monde permettrait de lui adresser, à travers sa dimension physique, des limites qui restent pour l’instant souvent invisibles.
Les impacts du numérique
Le schéma ci-dessus [1] propose une distribution des impacts par indicateur environnemental. Pour un service numérique, les impacts peuvent être distribués entre les utilisateurs, le réseau mobilisé et les centres informatiques. Le numérique représente déjà près de 4% des émissions de gaz à effet de serre (GES mondiales), soit plus que l’aviation civile.
Pour mesurer l’impact d’un produit sur l’environnement, on analyse son cycle de vie, depuis les matières premières utilisées jusqu’au recyclage des matériaux. Un certain nombre d’indicateurs [2] permettent alors de trier les différents impacts de ce produit.
La majorité des impacts du numérique se situe dans la phase de fabrication des équipements électroniques. Leur production nécessite de nombreuses terres rares (tungstène, argent, or…) [3], dont l’extraction est très polluante et dangereuse pour la santé humaine. La transformation industrielle et le transport des marchandises constitue aussi une part importante de l’empreinte environnementale.
En 2030, internet pourrait consommer autant d’électricité que toute l’humanité en 2008 [4]. Il s’agit d’un indicateur impressionnant, mais compréhensible quand on sait que les connexions se multiplient de façon exponentielle, et que la bande passante mondiale s’élève en 2019 à 466 Tb/s, soit trois fois plus qu’en 2015. Le numérique consomme par ailleurs beaucoup d’énergie sur sa phase d’utilisation (10 % de l’électricité mondiale).
Question stockage, la quantité de données conservées dans le monde augmente tout aussi rapidement, avec une valeur totale multipliée par presque 70 en 10 ans. Les sites web sont en partie responsables de ces augmentations, avec une taille moyenne des pages passée de 700kb en 2010, à plus de 2000kb en 2016. Les avancées en matière de communication ont elles aussi un impact sur les consommations d’énergie des appareils : la 3G consommerait jusqu’à 1,7 fois plus que le WIFI, et la 4G jusqu’à 1,3 fois la consommation de la 3G [5].
Le développement numérique devient alors source d’obsolescence. On appelle « obésiciel » un logiciel ou une application qui demande beaucoup de mémoire et d’énergie pour s’exécuter. Un obésiciel peut demander une puissance telle qu’il contraint à un changement de matériel. Le logiciel peut aussi être source d’obsolescence perçue, lorsqu’il pousse les utilisateurs à changer leurs usages pour des services « hype », plus consommateurs, plus design, sans être forcément plus fonctionnels.
La consommation énergétique liée à l’utilisation de nos terminaux est très importante, et son impact varie beaucoup en fonction des mixs énergétiques des régions où l’énergie est consommée. Par exemple, des moyens de production ayant une faible empreinte sur les émissions de GES comme l’éolien, les barrages hydrauliques ou le nucléaire émettent entre 6 et 7 g de CO2/kWh produit, soit plus de 150 fois moins qu’une centrale à charbon [6]. L’impact de la charge d’un ordinateur ou de l’alimentation d’un serveur web sera alors radicalement différent selon la stratégie énergétique du pays en question. A titre d’exemple, 1 kWh produit en France émet entre 48 et 56 g de CO2 quand la même quantité d’énergie produite en Allemagne en émet quasiment 500 g.
Tout cela nous amène Ă rĂ©flĂ©chir Ă une nouvelle façon de concevoir nos systèmes d’information. D’une part, la conception des Ă©quipements doit Ă©voluer vers des pratiques plus frugales et durables, vers des appareils rĂ©parables,qui durent dans le temps et qui soient recyclables. D’un autre cĂ´tĂ©, dans un monde oĂą l’Ă©nergie se rarĂ©fie et oĂą son prix augmente, la couche applicative tient un rĂ´le particulier dans cette transition. Il s’agit en effet du lien qui attache l’utilisateur Ă la couche matĂ©rielle, qui vieillit et qui consomme de l’Ă©nergie.
Quels sont les leviers d’actions pour un numérique plus sobre ?
Comme le rapporte le cahier d’enjeux de la Fing RESET [7], la frugalité est d’abord une question comportementale. Utiliser un produit plutôt que le posséder, acheter d’occasion, faire réparer plutôt que de racheter, essayer de se détacher des tendances marketing… Les changements d’usages sont donc motivés par les consommateurs eux-mêmes. Mais les modèles économiques doivent aussi évoluer de façon à intégrer la frugalité pour la rendre désirable. Ainsi, le coût écologique peut être intégré dans le coût de production, et donc dans le prix de vente, incitant de fait à la consommation de biens plus responsables. De façon générale, l’économie de la fonctionnalité propose un modèle qui synthétise ces idées, et dont les objectifs sont présentés ci-après.
Les pouvoirs publics tendent d’ailleurs vers ces avancées, malgré la pression des lobbies et une volonté politique qui peine toujours à se saisir des enjeux environnementaux.
Ă€ retenir [8]
- Ă€ compter du 1er janvier 2022, les fournisseurs d’accès Ă Internet informent leurs abonnĂ©s de la quantitĂ© de donnĂ©es consommĂ©es et indiquent l’Ă©quivalent des Ă©missions de gaz Ă effet de serre correspondant.
- Toute technique, y compris logicielle, par laquelle un metteur sur le marchĂ© vise Ă rendre impossible la rĂ©paration ou le reconditionnement d’un appareil hors de ses circuits agrĂ©Ă©s est interdite.
- Ă€ compter du 1er janvier 2021, l’administration publique, lors de ses achats, favorise le recours Ă des logiciels dont la conception permet de limiter la consommation Ă©nergĂ©tique associĂ©e Ă leur utilisation.
Zoom sur l’écoconception : Une démarche qui rejoint la frugalité dès la création des produits
« L’écoconception d’un service numĂ©rique est une approche […] globale qui vise Ă optimiser non seulement le code, mais aussi l’architecture d’un service logiciel en prenant en compte dans le système considĂ©rĂ© l’ensemble des phases du cycle de vie de chacun des Ă©quipements impliquĂ©s dans la mise en Ĺ“uvre du service. Il s’agira alors d’évaluer les paramètres du code les plus optimaux pour minimiser les impacts de l’ensemble du système. A l’évidence, il pourrait y avoir plusieurs minima locaux, il s’agira alors de considĂ©rer d’autres paramètres comme le temps de dĂ©veloppement du service ou sa maintenabilitĂ© dans la durĂ©e. » EcoInfo, 2019
L’écoconception des services numériques est une façon de mettre en place la frugalité de façon concrète, et ce à plusieurs niveaux :
Dans le web
Un référentiel, le guide des 115 bonnes pratiques pour l’écoconception web [9], propose une liste de guidelines pour minimiser l’impact des sites internet. De façon générale, des consensus commencent à se mettre en place. Connaissant l’impact du web, il est fondamental de changer nos pratiques, notamment en diminuant la taille des pages et en réduisant les échanges client-serveur et serveur-serveur. De cette façon, on limite le nombre de données échangées, l’infrastructure réseau nécessaire et la puissance de calcul mobilisée des deux côtés de l’échange.
Dans les
implémentations
De plus en plus de travaux de recherche se concentrent sur la comparaison des différents langages de programmation et de leurs librairies. On sait maintenant quelles librairies JAVA sont les plus consommatrices, quelle version de l’environnement SQL est la plus performante… Il faut alors travailler avec les développeurs pour transmettre le savoir et changer les habitudes de développement.
Sur les changements d’architecture et de paradigme
Des questionnements systématiques peuvent être introduits dans la conception même d’un service.
- Quel niveau de disponibilité est attendu par les utilisateurs ?
- Quelle est la configuration minimale pour l’échange et le stockage des données ?
- Peut-on proposer une architecture modulaire avec un socle commun minimum et ajouter des blocs de fonctionnalités optionnelles ?
Dès la conception, il est possible d’introduire un « budget énergétique », qui ne doit pas être dépassé pour une utilisation du service. De la même façon, des contraintes peuvent être appliquées sur la puissance nécessaire sur les terminaux pour une exécution fluide du service. La démarche d’écoconception prend de nombreuses formes en fonction de la nature des services sur lesquels elle se déploie. Que ce soit Facebook, LinkedIn ou Microsoft, tous ont travaillé sur la réduction de l’impact de leurs solutions et sur la sobriété de leurs services. Dans de nombreux cas, il s’agit de modifications structurelles ou de design, qui demandent peu de moyens pour se mettre en place.
Quelques retours d’expĂ©rience
Dans les grands avantages « collatéraux » de la démarche d’écoconception pour l’entreprise, on retient notamment :
1. Une meilleure accessibilité des services : un service plus sobre et efficace est un service compréhensible, adapté à tous les utilisateurs et fluide même pour les utilisateurs dans des zones peu ou mal reliées au réseau
2. Une baisse des coûts de développement et de maintenance, ainsi qu’une réduction de la dette technique laissée par un développement en « over-engineering », c’est-à -dire développer un produit avec de trop nombreuses fonctionnalités ou trop complexe
3. Une réduction des coûts fonctionnels liés à la location et l’alimentation des serveurs
Pistes de travail
La FING, avec laquelle Berger-Levrault poursuit un partenariat de recherche, notamment au travers de la coalition RESET sur les “données environnementales actionables par les acteurs du territoire”, propose un ensemble de pistes de travail dans son livre blanc Numérique et Environnement.
1 – Changement des consciences par l’information et l’éducation
Dans les entreprises et dans les cursus de formation, il est important de pouvoir proposer du contenu relatif à l’écoconception, et de nourrir la conscience écologique des citoyen.ne.s. Un projet de loi voté en juin 2021 devrait rendre ces cours obligatoires dans les cursus d’ingénieurs informaticiens d’ici 2022.
2 – Organisations spectaculaires et rĂ©alisables
Organiser une journée sans smartphone, limiter l’utilisation de services qui exploitent excessivement la bande passante, et réaliser un travail d’archivage et d’optimisation des données stockées.
3 – Recyclage et rĂ©usage by design, imposĂ© par une lĂ©gislation contraignante avec une information claire liĂ©e aux donnĂ©es personnelles des usager·e·s
Concevoir un numérique en élaboration constante pour éviter l’obsolescence programmée et favoriser une forme de résilience. Concevoir un numérique résilient, et développer la responsabilité des éditeurs, notamment en exigeant une transparence sur les dispositifs et les services hébergés.
4 – FrugalitĂ©, rĂ©elle mais choisie, appliquĂ©e aux acteurs technologiques
Optimiser l’utilisation de nos produits, sortir du jetable, rĂ©duire la publicitĂ© et les notifications. On peut aussi multiplier les services plus Ă©co-responsables (fournisseurs locaux, circuits courts, etc.). CrĂ©ation de plateformes collaboratives qui regrouperait les diffĂ©rents prestataires de services similaires, etc). Mesurer puis comparer l’impact de sa consommation, encadrer notre attention, empĂŞcher la surcharge d’information dans les interfaces et dans l’espace publique…
Conclusion
- Le numérique peut être vecteur d’améliorations environnementales et sociales importantes. Le « IT for Green » permet de limiter l’empreinte énergétique des autres secteurs d’activités. Il permet le développement, par exemple, de l’économie collaborative et participative, la diffusion des savoirs à travers l’open source, etc. Malgré tout, ses impacts sur la planète sont insoutenables, et il devient fondamental de pouvoir transformer nos activités, services et usages pour en limiter les conséquences sur nos sociétés.
- Rendre les impacts du numérique visibles, même s’ils ne nous apparaissent pas directement, est un point de départ très important de la transition.
- Le numérique doit ensuite être optimisé, rendu frugal. Il peut être intéressant en ce point de le comparer avec d’autres secteurs industriels, pour comprendre à quel point l’immaturité de la gestion de ses performances est prononcée. Dans le secteur de l’automobile, par exemple, l’énergie s’achète cher et son coût est tangible. Les technologies déployées pour éviter le gaspillage énergétique sont donc très avancées. Les performances environnementales sont un critère d’achat, et sont d’ailleurs de plus en plus réglementées.
Ă€ retenir
Références
[1] Empreinte environnementale du numérique mondial, GreenIT.fr, Frédéric Bordage, 2019
[2] Indicateurs environnementaux de l’ADEME https://www.ademe.fr/expertises/consommer-autrement/elements-contexte/impacts-environnementaux
[3] Impacts des smartphones ADEME https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/guide-pratique-impacts-smartphone.pdf
[4] Impact d’internet https://www.adnouest.org/action/adn-green
[5] Gustavo Pinto et Fernando Castor, « Energy Efficiency: A New Concern For Application Software Developers », Communications of the ACM, 2017.
[6] Mix énergétique français en temps reel https://www.rte-france.com/eco2mix
[7] https://fing.org/wp-content/uploads/2020/02/cahier-d-enjeux-fing-questions-numeriques-reset.pdf
[8] Textes de lois relatifs à l’écoconception https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000041553759/
Propositions du sénat et textes de l’assemblée :
https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/DLR5L15N40696
[9] “Ecoconception web, les 115 bonnes pratiques – Doper son site et rĂ©duire son empreinte Ă©cologique”, FrĂ©dĂ©ric Bordage, 3eme edition 2019. ISBN 978-2-212-67806-2