Le terme « illectronisme » est un nĂ©ologisme transposant le problème d’illettrisme dans le domaine de l’information Ă©lectronique. On peut le dĂ©finir comme un manque de connaissances clĂ©s nĂ©cessaires Ă l’utilisation des ressources Ă©lectroniques. On parle aussi d’illettrisme numĂ©rique, ce qui met bien en avant les difficultĂ©s de lecture des ressources numĂ©riques.
Il est important de connaître quelques repères dans l’histoire pour comprendre l’évolution de la prise en compte de l’illectronisme. C’est en 1999 que le terme va être utilisé pour la première fois par Lionel Jospin [1]. Avec la démocratisation massive des usages de l’internet, il prend conscience de l’importance d’éduquer au numérique. Cette promotion d’une nécessaire éducation au numérique sera prise en considération en 2000 avec la création de formation et certification B2I (Brevet Informatique et Internet, remplacé depuis par la plateforme PIX) par l’éducation nationale.
En 2004, une première réaction européenne produit la charte européenne pour l’inclusion numérique et sociale, prônant une société de l’information égalitaire et la résolution en amont des problèmes sociaux. En 2006, les différents ministres de l’Union Européenne s’engagent sur plusieurs objectifs dans le cadre de la déclaration de Riga : réduire les disparités d’accès, réduction du nombre d’illettrés numériques, assurer l’accès du numérique aux personnes handicapées, etc.
Une première expérimentation des maisons de services au public (MSAP) se met en place entre 2010 et 2013. Il s’agit de créer un environnement combinant un accueil physique (dans les bureaux de poste ou agences Pôle emploi par exemple) et un accès au numérique. Ces Maisons France Services étaient au nombre de 1340 en 2019, avec l’objectif d’environ 2000 maisons à l’horizon 2022, afin qu’un français puisse accéder aux services dont il a besoin en 30 minutes.
MalgrĂ© ces Ă©volutions visant Ă rĂ©duire le nombre d’illettrĂ©s numĂ©riques, le dĂ©fenseur des droits alertait en 2013 sur des inĂ©galitĂ©s persistantes avec le numĂ©rique. Les recommandations Ă©taient alors d’accompagner les personnes en difficultĂ©s et de renforcer les formations des agents. L’alerte est rĂ©itĂ©rĂ©e en 2016 avec la dĂ©matĂ©rialisation des services publics qu’il juge « Ă©loignant le public vulnĂ©rable de l’accès Ă l’information ».
Dans le cadre du programme d’accĂ©lĂ©ration de la transformation numĂ©rique du service public, on voit s’ouvrir en 2019 l’observatoire en ligne de la qualitĂ© des dĂ©marches administratives. La plateforme prĂ©sente des indicateurs de suivi de qualitĂ© (satisfaction, prise en compte des handicaps, disponibilitĂ© du support, etc) pour les 250 dĂ©marches en ligne les plus utilisĂ©es par les citoyens.
La propagation du virus COVID-19 sur l’ensemble du territoire a dernièrement poussé le gouvernement à confiner l’ensemble du pays. Pour répondre aux inégalités numériques, accélérées par le confinement, le gouvernement a mis en place la plateforme Solidarité Numérique, accompagnée d’un numéro vert. Chacun est libre de proposer un contenu simplifié sur une grande diversité de thématiques, permettant une entraide avec les personnes touchées par la précarité numérique.
La dernière date à mettre en lumière dans notre historique est 2022 où l’ensemble des démarches administratives devraient être dématérialisées, entrainant de nombreuses questions quant à l’accès équitables de tous à ces démarches.
Un premier Ă©tat des lieux simplificateur
Selon un rapport de l’INSEE datant d’octobre 2019 [2], l’illectronisme est un mal qui touche 17% de la population, selon les facteurs d’exclusion visibles sur le schéma ci-dessous.
Le handicap est aussi un facteur d’exclusion car le numérique est encore trop peu adapté aux personnes ayant des déficiences visuelles, auditives ou cognitives [3].
Historiquement, l’image de différents degrés de fracture numérique [4] était utilisée pour expliciter l’inclusion numérique. Nous illustrons ici chaque degré par un exemple tiré d’une étude sur la mise en place de la continuité pédagogique des professeurs pendant le premier confinement.
- Je n’ai pas d’équipement / Je n’ai pas d’accès internet.
Exemple : lors du confinement, 84% des enseignants ont déclaré avoir des problèmes de connexions ou un matériel trop obsolète en Réseaux d’Éducation Prioritaires (REP et REP+), où les difficultés des élèves sont plus élevées du fait de leur contextes sociaux. - J’ai un équipement et un accès internet mais on ne m’a jamais appris à m’en servir.
Exemple : 64% des enseignants ont trouvé insuffisantes les compétences numériques des élèves, sans que les parents ne puissent apporter de solutions. - Je sais utiliser mon équipement facilement sur les réseaux sociaux mais je suis moins efficace pour l’usage professionnel.
Exemple : Les enseignant ont utilisé les réseaux sociaux comme support pédagogiques pendant le premier confinement, les supports institutionnels n’étant peut-être pas adaptés ou adaptables aux compétences de chacun. - Je suis autonome mais est ce que je sais repérer une fausse information ?
Exemple : Seulement ¼ des enseignants étaient complétement acculturés aux technologies numériques en janvier avant le confinement. Pour les autres, il a fallu se former en cours de route et s’adapter.
Cependant ces facteurs et degrés ne résument pas à eux-seuls, l’illectronisme qui ne peut pas être réduit à une vision en « silos ». Il existe ainsi de nombreuses autres raisons de ne pas utiliser le numérique : volonté affichée, manque d’intérêt, refus de partager ses données ou encore moyens détournés hors du domicile ou hors du numérique par exemple.
Un continuum de pratiques plutôt qu’une fracture
Dominique Pasquier, sociologue et directrice de recherche au CNRS propose ainsi une autre vision du problème : « Plutôt un continuum de pratique qu’une fracture numérique » [4]. Différentes pratiques du numériques peuvent ainsi être positionnées sur un continuum en face desquelles plusieurs solutions [5] peuvent être proposées.
Cependant, ces solutions doivent ĂŞtre pensĂ©es pour s’adapter aux diversitĂ©s de pratiques et d’usagers. Pour les plus Ă©loignĂ©s du numĂ©rique, il faut parfois apprendre Ă apprendre, ce qui demande une pĂ©dagogie d’accompagnement sur le long terme. Les expĂ©riences de formations en groupe montrent que le temps est souvent trop court et les publics bien trop diversifiĂ©s pour avoir un rĂ©el impact sur la littĂ©ratie numĂ©rique.
Changer de regard
Une Ă©volution des termes porteuse de sens
Mesurer l’illectronisme en nombre de « retardataires » est non seulement inexacte et peu utile, mais peut être porteur d’effets négatifs. Beaucoup peuvent se sentir stigmatisés et obsolètes face à un monde contemporain forcément numérique [6].
Ainsi les sociologues et associations recommandent d’éviter d’utiliser des termes comme fracture ou inclusion [4,7,8] et de les remplacer par la notion de « capacitation numérique ».
Attention à l’essentialisation des publics
NON, les jeunes ne sont pas « nativement » numériques. Certains sont doués pour les réseaux sociaux mais ne maitrisent pas bien leur boite mail.
NON, les seniors ne sont pas nécessairement en difficultés. Beaucoup entrent maintenant dans les établissement gériatriques (EHPAD, accueil de jour) avec leurs smartphones ou leurs tablettes personnelles.
OUI, les personnes à la rue peuvent blogger. Un SDF a créé le « tripadvisor des bains douches » [9].
OUI, les personnes à faibles ressources utilisent fortement la déclaration RSA en ligne.
40 millions de français utilisent leboncoin, toute classe d’âge, de catégorie sociale et de revenus confondues.
Les deux revers de la médaille : capacitant/incapacitant
Le numérique peut être capacitant comme incapacitant, selon les situations, les conditions, l’environnement. Par exemple, la dématérialisation des services publics peut être vue comme révélatrice d’inégalités, en supprimant la présence des services publics sur le territoire. Mais elle représente aussi un amortisseur social qui simplifie les démarches des personnes à mobilité réduite ou avec des fortes contraintes horaires (familles monoparentales) ou spatiales (Guyane, confinement, etc.).
Des difficultés variées en fonction des situations et des contextes
Au-delà du dispositif numérique en lui-même, il faut donc prendre en compte l’environnement (socio-culturel, privé/public, administratif), la configuration (numérique, spatiale, humaine) et la situation (culturelle, familiale) dans lesquels il est employé. Chacun peut se retrouver face à des difficultés selon les situations : freins culturels, peur du numérique, offre inadaptée, difficulté avec la langue…
Les pistes de solution
On voit donc qu’il est nécessaire d’aborder une approche croisée multifactorielle pour répondre à ces multiples difficultés. Face à une offre inadaptée, le processus de conception peut être amélioré pour mieux intégrer les usagers ; face à une utilisation sur smartphone par certains, une offre multi-canal peut être privilégiée ; face au charabia administratif, les médiateurs peuvent servir de double traducteurs.
Différents niveaux conceptuels
Les différentes solutions peuvent être classées en 5 catégories conceptuelles [10] :
- Symbolique : prise de conscience d’une problĂ©matique (dĂ©claration d’intention, charte).
Exemple : Signature de la tribune RESET dans Le Monde par Pierre-Marie Lehucher - Coercitif : amener le citoyen à faire quelque chose (réglementation, impôts, journée de solidarité).
Exemple : RGAA (Référenciel Général d’Amélioration de l’Accessibilité) obligatoire pour les services publics - Intervention directe : agir concrètement (installation de matériel, fibre)
Exemple : Plan France très haut débit (objectif de la fibre sur l’ensemble du territoire d’ici 2025) - Informatif : Sensibiliser l’ensemble de la population (communication, acculturation)
Exemple : Alertes du Défenseur des Droits - Incitatif : changer les choses pour ne pas reproduire les erreurs (aide à la décision, formations, conception centrée utilisateur, co-conception avec les utilisateurs)
Exemple : formations individualisées Astroliens, formations de formateurs Netsolidaire
Pistes de travail FING – Capacity Lab
Berger-Levrault finance dans le cadre d’un contrat de recherche avec la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération) le programme Capacity Lab, faisant suite au projet de recherche ANR Capacity. Le policy paper paru en septembre 2020 propose de combiner plusieurs leviers de capacitation :
Intentions politiques : travailler Ă une meilleure hybridation des politiques numĂ©riques avec les politiques dans lesquelles l’inclusion est un enjeu fort. Politiques sociales, politique de la ville, intĂ©gration, citoyennetĂ©, Ă©ducation, culture, amĂ©nagement du territoire sont autant d’angles Ă aborder au prisme d’un numĂ©rique capacitant.
Conception des dispositifs et environnements : travailler à une meilleure prise en compte de l’expérience des usagers (design centré sur l’utilisateur). Mettre en avant des environnements capacitants, de sociabilisation ou de confiance comme les maisons France Service par exemple.
Accompagner vers une meilleure autonomie numérique : en prenant en compte les trajectoires individuelles et collectives des usagers, et en s’appuyant sur leurs acquis (qu’ils soient numériques ou non).
Mise en capacité des professionnels : Ce sont en général les tiers, acteurs informels (amis ou liens familiaux) ou acteurs formels (médiateurs sociaux, mais également « première ligne » des services publics comme les agents de mairie) qui viennent en aide en premier lieu [11]. Cependant, le développement du numérique est tel que certains acteurs sociaux sont parfois eux-mêmes dépassés ou craignent la numérisation de leurs emplois. Il est important de mettre en capacité les professionnels pour mettre en capacité les individus.
Enjeux sociaux et sociétaux du numérique
À la lumière de ces différents constats, on peut s’interroger sur les enjeux sociaux et sociétaux liés au numérique de manière plus globale.
Un numérique accessible à tous avec une utilisation appropriée.
Nous avons pu voir qu’il subsistait des inégalités en termes d’accessibilité. Les réponses sont multiples et vastes, allant de l’objectif d’installer la fibre sur l’ensemble du territoire en 2025, jusqu’à l’inclusion systématique des personnes en situation de handicap, en passant par le besoin d’une grammaire commune définissant les fausses informations ou les enjeux de la protection des données. Les formations se sont précédemment concentrées sur les personnes en difficulté, mais pourquoi à l’inverse ne pas former les acteurs du numérique aux problématiques sociales et sociétales ? Un numérique de confiance.
La massification des utilisations des réseaux sociaux peut être une source de développement et de propagation de fake news, relayant un climat de défiance dans un moment ou la solidarité est plutôt nécessaire. Il faut engager une démarche positive et constructive, favorisant les incitations d’un collectif au changement individuel (réseau citoyen d’échange et d’entraide à l’image des groupes Facebook encourageant les gestes écologiques du quotidien par exemple). Un numérique repensé dans les limites planétaires.
L’évolution planétaire devient un enjeu global auquel le numérique doit aussi s’adapter, dans une démarche plus respectueuse de l’environnement. Des études proposent de nouvelles pratiques : police et taille de script moins énergivore, réduction du nombre de médias et/ou compression, limitation des cookies et publicités, horaires d’ouvertures de site web (si inutile la nuit par exemple).
Un numérique conçu pour et avec les utilisateurs.
La conception centrée sur l’utilisateur et la conception participative permettent de prendre en considération les besoins en amont afin de répondre à une problématique réelle définie avec l’utilisateur, ainsi que tout au long de la conception et du développement pour un outil cocréé acceptable et utilisable, dans un processus itératif d’amélioration.
Références
[1] « Il revient au service public de veiller au développement équilibré des [TIC] sur le territoire national et à l’égal accès de tous aux contenus essentiels que diffusent ces réseaux. À travers l’école, en particulier, l’État peut prévenir l’illectronisme, avant qu’il ne devienne un nouvel avatar de l’illettrisme », Lionel Jospin, Premier ministre, discours du 26 août 1999, à Hourtin.
[2] Legleye, S., & Rolland, A. (2019). Une personne sur six n’utilise pas Internet, plus d’un usager sur trois manque de compétences numériques de base.
[3] Rapport du Conseil National du Numérique : l’accessibilité numérique, entre nécessité et opportunité (2020)
[4] Ben Youssef Adel, « Les quatre dimensions de la fracture numérique », Réseaux, 2004/5 (n° 127-128), p. 181-209.
[5] Le Lab Ouishare x c:ronos, Capital numĂ©rique, Pouvoir d’agir des habitants des quartiers prioritaires, 2018 – 2019.
[6] Deydier, J. (2019). Emmaüs Connect : donner aux acteurs de l’accompagnement social et médico-social les moyens d’agir face à la précarité numérique. Vie sociale, 28(4), 77-87.
[7] Marie-Christine Jaillet et Martin Vanier, « Ce que le discours de “la fracture” signifie », Urbanisme,n° 399, 2015.
[8] Bacqué, M. (2006). Empowerment et politiques urbaines aux Etats-Unis. Géographie, économie, société, 1(1), 107-124. https://doi.org/10.3166/ges.8.107-124.[10] Viviane Ramel. Les technologies numériques en santé face aux inégalités sociales et territoriales : une sociologie de l’action publique comparée. Médecine humaine et pathologie. Université de Bordeaux, 2020.
[11] Manouvrier, S., & Archias, P. (2020). Comprendre la diversité des pratiques pour accompagner la capacitation numérique.